J’ai revu hier soir Dernières nouvelles du cosmos, ce beau film témoignage de Julie
Bertucelli faisant le portrait d’Hélène, alias Babouillec, jeune femme autiste
enfermée dans son silence, qui, soutenue, écoutée, aimée, sollicitée par une
mère disponible, sensible et d’une grande intelligence, s’est mise un jour à
exprimer avec des lettres de carton l’étrange et riche relation au monde de sa
bulle de solitude. Devant nos yeux incrédules, les phrases se forment lettre
après lettre, mais de toute évidence elles enjambent d’emblée les propositions
simples de la communication ordinaire pour manifester un degré d’élaboration
poétique surprenant. Le plus frappant, sans doute, c’est que cette jeune femme
autiste nous éveille à certains replis cachés de notre propre monde intérieur,
éclairant brusquement cette part de nous-mêmes qui demeure depuis l’origine
enfermée en nous et réduite au silence. À travers ce que ses formules poétiques
nous livrent de son expérience, nous mesurons à quel point nous sommes, nous
aussi, prisonniers de nous-mêmes, d’autant plus prisonniers que notre bavardage
permet d’oublier cette réclusion. Sans vouloir sous-estimer la part de
singularité d’Hélène, je me dis qu’il est probablement significatif de ce genre
de bond soudain du silence à la parole qu’il prenne spontanément forme
poétique. La poésie, avec sa façon de bousculer les formes instituées par la
grammaire et le lexique de l’existence, avec son obstination à déjouer les
pièges du semblable, avec son refus de la répétition, de l’inerte, de la parole
vide, n’est-elle pas le meilleur moyen de donner espace et voix au prisonnier
que nous portons en nous, de rendre visible et audible son aspiration à être
accueilli dans toute l’étendue, la richesse et l’incongruité de son royaume de
solitude ? L’homme réel, qui est
ce prisonnier en nous, peut-il communiquer quoi que ce soit de lui hors de cet accident vital du langage commun que
représente la poésie ?
https://www.letemps.ch/culture/babouillec-poetesse-emmuree-ellememe
CM
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